L'exploration d'une nouvelle planète canine
- Esther Delisle
- 20 août 2024
- 7 min de lecture
Professor Anindita Bhadra
Professeure associée, Indian Institute of Science Education and Research (IISER), Kolkata, West Bengal, India
Fondatrice du Dog Lab
Conférence d’ISAZ (International Society for Anthrozoology https://isaz.net/ ), juin 2023, Université d’Edimbourgh en Écosse. J’écoutais une des présentations principales données par la professeure Anindita Bhadra, laquelle porte sur ses recherches sur les chiens errants d’une ville en Inde quand je me suis alors rappelé une entrevue avec Alan Beck dans laquelle je lui avais demandé pourquoi, selon lui, la communauté scientifique avait ignoré les animaux domestiques jusqu’à la publication de son livre, co-écrit avec Aaron Katcher, Between Pets and People. The Importance of Animal Companionship (1983). « Nous pensions que c’était parce que la présence des animaux domestiques était courante, banale. On ne s’y arrêtait pas. »
On pourrait en dire autant des recherches menées par la professeure Anindita Bhadra sur les chiens vagabonds. En s’attardant à ces animaux que l’on croise un peu partout dans les villes indiennes, elles permettent de mieux comprendre un phénomène mondial. En effet, 70% à 80% de tous les chiens de la planète errent en liberté. L’aventure de la professeure Bhadra a commencé en 2009, quand son directeur de thèse lui a suggéré de d'étudier ces animaux parce qu'ils étaient nombreux et vivaient à proximité. Ayant un fils âgé d’un an et ne voulant pas quitter son pays, elle souscrit d’emblée à l’idée et fonda, dans la foulée (2009), le Dog Lab à Mohanpur, dans le district de Nadia, situé dans le Bengale Ouest en Inde. Elle et son équipe ont analysé scientifiquement 1941 observations de chiens errants déambulant sur le campus de IISER-Kolkata à Mohanpur, dans le comté de Kalyani dans le Bengale Ouest et sur le campus de l’Institut scientifique à Bangalore. Leurs outils de recherche étaient aussi familiers et simples qu’efficaces : leurs yeux, leurs cerveaux, des caméras, des longues vues, des carnets de notes et des stylos.
Une bande amicale et détendue
Les chiens observés démontrent une attitude amicale, presque soumise envers les humains, marquée au coin de la paresse. Étendus de tout leur long, ils observent avec détachement l’activité autour d’eux et piquent un petit somme quand l’envie leur en prend.
Les femelles enceintes s’affairent.
Il en va autrement des femelles en gestation.
La professeure Bhadra et son équipe ont étudié 148 sites de 2010 à 2015 pour constater que les futures mères dépensent une énergie et un temps considérables à trouver une tanière pour donner naissance à ses chiots et les élever. Elles inspectent très attentivement plusieurs sites potentiels avant d’arrêter leur choix. La très grande majorité opte pour un repaire offrant un accès à de la nourriture donnée par des humains plutôt que des restes de qualité douteuse jonchant les poubelles ou les dépotoirs. Les futures mères ne lésinent pas sur la qualité de l’alimentation disponible! La disponibilité de l’eau constitue un autre facteur crucial dans le choix d’une habitation pour la nouvelle famille. Il ressort de ces observations minutieuses qu’une présence humaine est un élément essentiel dans le choix d’un repaire et, en cela, les chiens vagabonds se démarquent du reste de la faune urbaine.
Manabi Paul, archives personnelles
Manabi Paul, archives personnelles
"Ce qu'on est bien chez soi..."
Manabi Paul, archives personnelles
"Te sens-tu comfortable et en sécurité?"
Manabi Paul, archives personnelles
Une mère et ses petits dans leur repaire
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L'heure du repas dans la tanière
Manabi Paul, archives personnelles
Une tanière en hauteur. Attention à la marche!
Prendre soin des petits trésors
On ne s’étonnera pas que les bébés des petites portées reçoivent davantage de soins maternels que ceux des grosses portées. Même si la mère demeure impartiale dans l’attribution de ses attentions, la rivalité fraternelle joue en faveur de certains. L’allaitement demeure évidemment fondamental. Les mères offrent moins de séances d’allaitement à leurs bébés plus âgés. Ce qui ne les décourage nullement d’initier la tétée plus souvent que lorsqu’ils étaient plus jeunes.
Manabi Paul, archives personnelles
"Quand est-ce qu'on mange?"
Tu viens jouer, papa?
Les chiens mâles ont une réputation bien méritée de coureurs de jupons. Pour cette raison, l’équipe d’Anandita Bhadra a désigné les pères canins comme des « pères supposés.» Cela ne les empêche nullement d’être aussi dévoués envers leurs petits que le sont les mères. Ils se chargent du jeu et de la protection tandis que les mères s’occupent des soins généraux et du toilettage. Les papas les plus dévoués vont jusqu’à régurgiter la nourriture pour leurs chiots.
Manabi Paul, archives personnelles
Père supposé et son fils
Manabi Paul, archives personnelles
Une famille canine
Il faut un village ou une grande famille commune indienne pour élever des chiots.
Les soins alloparentaux consistent en un chien adulte -autre que la mère mais souvent une femelle ayant un lien de parenté avec cette dernière- prenant soin de ses petits. L’alloparentalité existe aussi parmi les mâles d’un groupe.
Manabi Paul, archives personnelles
Un alloparent avec des chiots
Manabi Paul, archives personnelles
Une grand-mère avec ses petits-enfants nouveaux-nés.
Des voleurs en herbe
Les bébés prennent l’initiative de l’alloallaitement ce qui s’explique par le fait qu’allaiter est coûteux pour le métabolisme l’allomère. Elle le réserve donc à leur portée. L’équipe de la professeure Bhadra ont observé que certaines allomères se faisait voler leur lait par de petits effrontés. Sur le qui-vive, des chiots attendant une occasion de s’emparer d’une ration de lait. Au moment opportun, ils s’élancent vers l’allomère qui ne se méfie pas, tètent et avalent goulûment quelques gorgées de lait, puis s’enfuient.
Manabi Paul, archives personnelles
De petits gloutons à l’affût d’une occasion de voler une ration de lait
À l’image des adultes, les chiots dorment beaucoup. Anandita Bhadra et son équipe ont remarqué que seuls les chiots d’une même portée dorment groupés ensemble. Elles croient qu’ils cherchent à demeurer au chaud et à tisser des liens sociaux.
Manabi Paul, archives personnelles
"Un dodo fraternel"
"Le repas est servi."
Pâtisseries ou Volaille?
Le repas est servi.
Une des premières expériences de la docteure Bhadra et de son équipe cherchait à déterminer si les chiens errants choisiraient spontanément des hydrates de carbone ou des protéines animales. Les Indiens mangent quotidiennement du pain et du riz qu’ils partagent à l’occasion avec des mendiants canins. Anadarup Bhadra offrit donc à des chiens chanceux un plateau garni de petites portions d’hydrates de carbone et de viande. Les résultats de l’expérience étaient dénués de toute ambiguïté : les chiens adultes préféraient nettement la viande tandis que les chiots (8-10 semaines) avalaient tout sans discrimination. Les chercheurs ont qualifié le comportement des adultes canin de règle générale s’énonçant comme suit : « Si cela sent la viande, mangez-le. (Bhadra et al.,2016). »
Une scientifique jusqu’au bout des ongles
La professeure Anandita Bhadra croit que les scientifiques doivent toujours remettre en question les résultats de leurs recherches et éviter à tout prix la tentation de se reposer sur leurs lauriers. Elle s’est donc demandé si les résultats de la précédente recherche seraient les même si la nourriture était disposée dans un environnement plus conforme à la réalité des chiens de rue qu’un plateau tenu par un serveur-chercheur attentionné. De cette interrogation est née l’expérience de la poubelle conçue par Rohan Sarkar. Sur le bord d’une route, l’équipe de recherche a déposé trois paniers à moitié remplis de déchets variés : épluchures de légumes, fleurs, papier, plastique etc. Dans le premier panier on avait déposé dix morceaux de poulet, dans le second, dix morceaux de pain et dans le troisième 5 morceaux de poulet et 5 morceaux de pain, le tout soigneusement mélangé aux ordures afin d’inciter les chiens à fouiller pour dénicher les morceaux de choix. Ils avaient une minute pour y parvenir. Les résultats ont confirmé ceux de l’expérience précédente : les chiens avaient jeté leur dévolu sur le panier contenant exclusivement du poulet et sur celui avec des ordures et du poulet. Ils s’étaient délectés de quelques biscuit, mais la viande était demeuré leur premier choix.
L’amour comme police d’assurance sur la vie
Gourmets avérés, les chiens se lient-ils aux humains principalement pour la nourriture qu’ils espèrent en obtenir? La réponse surprend et attendrit. Dans deux expériences innovantes, l’équipe de la Dr. Bhadra a constaté que l’affection démontrée en flattant les chiens sur la tête trois fois, bien plus que la nourriture, les convainquait de faire confiance à un humain. Autrement dit, plus de chiens acceptaient de prendre la nourriture de la main d’un chercheur si ce dernier les avait flattés. Cependant, ce comportement pourrait bien révéler davantage que l’envie d’être aimés. Il pourrait contribuer à la survie des chiens vagabonds qui peuvent considérer une personne ouvertement affectueuse plus digne de confiance et moins dangereuse. Les chiens errants vivent dans un environnement où les humains menacent leur vie, souvent en les empoisonnant, très souvent dans les premiers mois de leur vie. Des 364 chiots que l’équipe de la professeure Bhadra ont recensés, seulement 69 ont atteint l’âge de 7 mois. Les humains avaient tué 63% des chiots recensés.
La présence humaine reste donc à la fois un bénéfice -nourriture, repaire à proximité- et une menace de mort pour les chiens vagabonds. La professeure Bhadra et son équipe ont essayé d’évaluer si ces derniers pouvaient comprendre et différencier un geste neutre ou amical de la main d’une attitude menaçante. Ils ont donc visité quelques villes indiennes et à chacune d’entre elles ils ont déposé deux bols couverts près de chiens errants solitaires -des chiots, des jeunes et des adultes. Un chercheur pointait un des deux bols, une ou plusieurs fois et notait si le chien approchait du bol désigné. Ils ont aussi évalué leur état émotionnel comme ils le percevaient. La moitié des participants canins montrant des signes d’anxiété ne se sont pas approchés du bol. L’autre moitié, de tempérament insouciant, a approché le bol 80% du temps, peu importe le nombre de fois ou un chercheur le pointait.
Dans une autre expérience, l’équipe de la Dr. Bhadra a testé la compréhension des chiens errants de gestes humains neutres, ou traduisant la cordialité, une menace faible ou une menace importante. Dans tous les cas, un morceau de poulet était offert aux chiens. Le signal amical a évidemment attiré plus de chiens à s’approcher du chercheur. Les gestes très menaçants, même mitigé par l’appât de la viande, les ont tenus à distance. Les chiens errants participant à l’expérience ont donc compris le sens des différents signaux que le chercheur leur communiquait, démontrant une aptitude à déchiffrer les gestes humains.
La professeure Bhadra a ouvert un nouveau champ de recherche, et nous n’en sommes qu’aux premières découvertes.
Pour suivre les recherches de la professeure Bhadra et de son équipe, cliquez sur :
Sources
Canine Cognition and the Human Bond (Volume 69) 2023, Chapter 4: Anindita Bhadra and Rohan Sarkar A Dog's Life in the Human Jungle